5
Là où les journées duraient approximativement vingt-quatre heures, Sparta se levait quinze minutes avant le soleil. Ailleurs, elle avait des difficultés à dormir ne fût-ce qu’un instant.
Blake faisait parfois la grasse matinée, ce qui suscitait autant d’incompréhension que d’envie de la part de la jeune femme. Mais elle s’y était accoutumée et ne fut pas surprise outre mesure de constater qu’il ne venait pas la rejoindre pour prendre son petit déjeuner avec elle.
Elle fut plus étonnée à midi. Blake avait bien trop d’appétit pour sauter deux repas d’affilée.
Le commandant était absent, lui aussi. Le jeune serveur blond ignorait où se trouvait M. Redfield – avez-vous terminé la salade, inspecteur ? La jeune serveuse blonde ne pouvait entrer dans les détails mais affirmait que le commandant reviendrait bientôt – vous ne voulez vraiment pas goûter ce vin, mademoiselle ?
Ici, les règles n’étaient pas écrites mais évidentes. Les invités s’occupaient de leurs affaires et tous s’occupaient des affaires de Sparta.
Quand à la fin de ce repas trop copieux on lui servit un arabica à la torréfaction absolument parfaite, elle le but sans enthousiasme.
Puis elle monta jusqu’à la chambre de Blake et s’arrêta derrière la porte, pour écouter…
…les gargouillis des vieilles canalisations encastrées dans les parois, le fracas des ustensiles de cuisine au rez-de-chaussée et les voix des marmitons qui parlaient de choses sans importance.
L’étroite fenêtre de la pièce devait être ouverte car elle entendait des courants d’air agiter les rideaux et des oiseaux pépier dans les arbres du parc, quelques moineaux qui tardaient à migrer vers le sud. Sur le toit, une des ardoises s’effritait. Agressée par les éléments et dilatée par le soleil, elle avait perdu son intégrité cristalline et se fragmentait en grains minuscules qui roulaient vers le bas de la toiture pentue pour tomber en tintant dans le chéneau de cuivre à l’aplomb de la fenêtre de la chambre de Blake.
Elle ne pouvait cependant entendre ce dernier. Il ne dormait pas, il ne cherchait rien dans la penderie et il n’était pas allé dans la salle de bains pour se raser ou se brosser les dents.
C’était étrange. Sparta se pencha vers la serrure, non pour regarder par le trou comme devaient le penser ceux qui la surveillaient mais pour goûter aux molécules d’air en suspension près du bouton de porte. Elle reconnut la saveur épicée des huiles et des acides caractéristiques de la peau de Blake, mêlée à deux siècles de produits à polir le cuivre.
Et autre chose. Elle se rappela une vieille devinette. « Vingt frères habitent la même maison. Il suffit de leur gratter la tête pour qu’ils meurent. » Des allumettes. Une bouffée de phosphore, à peine perceptible.
Elle se redressa. Se sachant observée, elle décida de ne pas entrer dans la pièce.
La situation n’était pas alarmante. Il était déjà arrivé à Blake de disparaître. Après l’affaire du Reine des Étoiles, par exemple, il était rentré sur la Terre alors qu’elle demeurait à Port Hespérus. Elle était restée sans nouvelles de lui pendant des mois, jusqu’au jour où elle l’avait vu venir à sa rencontre sur la Lune. Il en avait fait autant sur Mars, pour mener une enquête personnelle qui avait bien failli leur coûter la vie à tous deux. Mais chaque fois qu’il s’évanouissait dans la nature, c’était pour une excellente raison.
Une autre chose lui paraissait étrange et elle se demandait s’il existait ou non un rapport. À son réveil, une forte odeur flottait dans sa chambre. Un des panneaux de la fenêtre avait été remplacé pendant la nuit.
Elle passa l’heure suivante à se promener dans la maison et la propriété, bien décidée à ne pas laisser voir son inquiétude. Blake n’était ni dans la bibliothèque ni dans les salles de jeux et de projection. Il n’était pas non plus dans le stand de tir du sous-sol, le gymnase, le court de squash ou la piscine intérieure. Il ne visitait pas la serre et ne jouait pas en solitaire à une partie de croquet, de quilles ou de tir au pigeon. Il ne s’entraînait pas à la pêche au lancer et n’avait pas pris un cheval pour aller faire un petit galop. Il ne manquait aucun véhicule, dans le garage qui jouxtait les écuries.
Mais une fenêtre du premier étage avait également été brisée. Des ouvriers s’affairaient à remplacer un des éléments du vitrail.
Sparta était sur la grande véranda, accoudée à la rambarde de pin verni et écaillé, occupée à regarder les bois. Rien ne s’y déplaçait, sauf à l’occasion un écureuil, un mulot ou un petit oiseau gris. Et les feuilles mortes qu’elle regardait descendre. En tendant l’oreille elle les entendait se poser sur un tapis de leurs semblables.
Blake était parti.
Ce fut là que le commandant vint la rejoindre.
— Où est-il ? lui demanda-t-elle posément.
— Je lui avais précisé qu’il était libre de nous laisser lorsqu’il le désirerait.
Sa voix était rauque comme à l’accoutumée et il ne portait pas sa tenue campagnarde. Il avait mis son uniforme bleu bardé de décorations.
— Nous l’avons emmené en hélicoptère, tôt ce matin.
Elle se tourna vers lui, pour le regarder droit dans les yeux.
— C’est faux.
— Vous dormiez. Vous n’avez pu entendre…
— Il est exact que je n’aurais pu remarquer quoi que ce soit, avec toutes les drogues que vous m’aviez administrées, mais il n’avait pas la moindre intention de me laisser.
Les yeux bleus du militaire étaient plus pâles que les siens, deux cabochons de turquoise.
— Essayer de vous convaincre serait peine perdue.
— Je suis heureuse que vous en ayez conscience. Si vous souhaitez poursuivre cette conversation, commandant, cessez de me mentir.
Un sourire incurva la bouche de l’homme. Il avait lui-même tenu des propos identiques à plusieurs reprises.
— Vous commencez à bien me connaître, ajouta-t-elle. Vous devez donc savoir que je pourrais raser cette maison et enterrer sous ses décombres tous ceux qui s’y trouvent.
La colère empourprait son visage.
— Mais vous ne le feriez pas. Cela ne vous ressemblerait guère.
— Si j’apprends que vous avez fait le moindre mal à Blake, sachez que je n’aurai aucun scrupule à vous tuer. Je ne suis pas une pacifiste convaincue.
Il regarda un instant cette jeune femme élancée, fragile… et dangereuse. Puis ses épaules s’affaissèrent de quelques millimètres et il se pencha en arrière.
— Nous l’avons emmené à quatre heures du matin, après lui avoir administré un puissant sédatif. Il se réveillera dans son appartement de Londres en gardant le souvenir artificiel d’une dispute avec vous. Vous êtes censée lui avoir dit que vous deviez participer à un projet trop délicat et risqué pour lui, et que pour votre bien autant que le sien il valait mieux qu’il parte.
— Je ne puis tolérer de pareils agissements et je pars moi aussi.
Qu’il eût à nouveau menti était évident.
— Vous êtes libre de vos choix, inspecteur Troy. Mais vous savez que c’est la meilleure solution.
— Je ne lui ai jamais tenu de pareils propos…
— Mais vous l’auriez dû, lança l’homme qui était à son tour en colère.
— …et quels que soient les souvenirs que vous avez implantés dans son esprit, je doute que ce soient ceux dont vous venez de me parler.
Elle s’éloigna.
— Voulez-vous savoir ce qui est arrivé à vos parents ?
L’intonation et la tension de sa voix le trahirent. Il abattait sa dernière carte. Elle s’arrêta, sans toutefois se tourner vers lui.
— Ils sont morts dans un accident de voiture.
— Oublions cette fiction destinée aux médias, d’accord ? On vous a dit qu’ils se trouvaient à bord d’un hélicoptère qui s’était écrasé au sol.
Elle fit demi-tour, les muscles bandés et menaçante.
— Que savez-vous, commandant ?
— Des choses que je ne puis prouver.
Elle décela autre chose dans son intonation. Ses propos contenaient une part de vérité.
— Vous voulez m’inciter à croire que vous le pourriez mais ne le voulez pas.
Étaient-ce bien ses intentions ?
— Connaissez-vous aussi mon vrai nom, commandant ? Si oui, ne le prononcez pas.
— Je me contenterai de citer votre matricule : L.N.30851005.
Elle hocha la tête.
— Que savez-vous, sur mes parents ?
— Ce que j’ai lu dans les fichiers, mademoiselle L.N. Et ce que m’ont appris les prophètes.
— C’est-à-dire ?
— Une telle information n’est pas gratuite.
Son expression se durcissait à nouveau. Il disait la stricte vérité, à présent.
— Faites-vous partie de notre équipe, oui ou non ?
C’était pour cela qu’il avait remis son uniforme. La mi-temps était terminée, le coup de sifflet venait de retentir et les joueurs devaient reprendre la partie. Elle soupira avec lassitude.
— Vous pouvez me renvoyer sur le terrain… monsieur l’entraîneur.